Ordiland en Seine-Saint-Denis

En janvier 2013, l’Association des Citoyens des 4 Routes avait relayé et documenté dans un article l’opposition des riverains de la rue Rateau à l’installation brutale du data center d’Interxion.
Cet été, c’est Mediapart qui a publié une enquête en trois parties sur « L’envers des data centers ». Nous reproduisons ci-après le premier des 3 articles, avec l’aimable autorisation de Jade Lindgaard, son auteur.

Au nord de Paris, en Seine-Saint-Denis, se multiplient les data centers, ces hangars de serveurs indispensables au fonctionnement d’Internet. Leur besoin en énergie est colossal : ils représentent un quart de la puissance électrique supplémentaire du Grand Paris d’ici 2030. Des riveraines se plaignent de leur impact sur leur vie quotidienne.

À brûle-pourpoint, si l’on vous demandait de pointer sur une carte de France la zone de plus forte concentration de data centers, ces hangars de serveurs informatiques qui font tourner Internet, que désigneriez-vous ? Le quartier de La Défense, près des sièges des multinationales ? Grenoble la technophile, avec son « campus d’innovation » spécialisé en nanotechnologies, Minatec ? Le long du couloir rhodanien et de ses nombreuses centrales nucléaires ?
Vous auriez tort.
La plus forte concentration de data centers s’étale sur Plaine Commune, l’agglomération de Seine-Saint-Denis qui regroupe au nord de Paris, Saint-Denis, Aubervilliers, La Courneuve, Stains, Saint-Ouen, Pierrefitte, Villetaneuse, Épinay et l’Île-Saint-Denis.

Par quelle ruse de l’Histoire l’un des départements les plus pauvres de France, havre de cités en galère, s’est-il retrouvé terre pionnière de l’économie numérique ? Par une accumulation d’avantages topographiques et techniques méconnus du grand public : bon équipement en câbles électriques et fibre optique, bonne desserte routière, situation hors zone inondable, foncier pas cher, proximité avec la capitale.

À l’été 2014, une quinzaine de data centers sont en service sur Plaine Commune (sur 130 environ en France dont la moitié en Île-de-France).

Carte des data centers en service en Ile-de-France (pastilles violettes) (DRIEE).

Carte des data centers en service en Ile-de-France (pastilles violettes) (DRIEE).

Visite du site d’Aubervilliers avec Romaric David, informaticien, membre du groupe de services EcoInfo :


Tour Express de Data Centers par Mediapart

À Plaine Commune, plusieurs nouveaux sites sont aujourd’hui en projet, dont un gigantesque data center de 44 000 m2 à La Courneuve, sur l’ancien site d’Eurocopter.La consommation d’énergie de ces centres est pharaonique : d’ici 2030, ils devraient représenter un quart de la puissance électrique installée supplémentaire du Grand Paris, autour de 1 000 mégawatts (MW). Autant qu’un petit réacteur nucléaire. Autant que toutes les nouvelles activités tertiaires et industrielles de l’Île-de-France (1 million d’emplois attendus). C’est sidérant.

Les autorités régionales prévoient 500 000 m2 de nouvelles fermes de serveurs. Plaine Commune étudie actuellement trois à cinq projets de plus de 5 000 m2, susceptibles d’occasionner une demande de l’ordre de 750 MW.

Les nouveaux besoins en électricité des futurs data centers sont si énormes que la préfecture de Région estime qu’ils « ont un impact sur le réseau de distribution, susceptible d’entraîner localement des déséquilibres structurels ». Or, une partie de cette énergie provient des centrales thermiques, donc polluantes pour le climat, dans la périphérie parisienne.

Fonctionnement d'un data center (ALEC Plaine Commune).

Fonctionnement d’un data center (ALEC Plaine Commune).

C’est ERDF, la filiale d’EDF spécialisée dans la distribution de l’électricité, qui a donné l’alerte devant la quantité d’énergie réservée par les fermes de serveurs : elle n’est tout simplement pas en capacité d’acheminer tout le courant demandé. Il faut construire au moins un nouveau poste source, onéreux équipement nécessaire pour livrer les électrons aux clients.

À Aubervilliers, les fermes de serveurs se concentrent dans le quartier des entrepôts de grossistes en textiles, sacs et jouets. Au milieu de rues anonymes mais chiffrées (« Rue n° 31 », « Rue n° 21 », « Avenue n° 5 »), des parois de tôle ondulée, coffrées ou non de bois, se mêlent aux devantures bariolées des commerçants. Tout autour, les voitures ne cessent d’aller et venir dans le sifflement permanent des pneus et le ronflement des moteurs. Un vendeur ambulant propose des melons à la cantonade. Partout, des objectifs de caméras de vidéosurveillance se braquent sur les trottoirs. Juste en face d’un data center d’Interxion, sans autre signe distinctif qu’une camionnette siglée au nom de la multinationale, une publicité pour GDF Suez assène fort à propos vu son emplacement, qu’il « est difficile d’imaginer se passer d’énergie au quotidien ». Un massif de fleurs jaunes et une rangée d’arbres encore jeunes jettent des touches de nature dans cet environnement parfaitement artificiel. À quelques mètres du futur campus Condorcet, dévolu aux sciences humaines et sociales, Interoute, l’un des plus anciens centres du coin, a investi un bâtiment industriel peint en rose pâle, tout près du chimiste Solvay.

Jusqu’ici, une pure histoire de développement économique et de renaissance industrielle. Mais les villes ont aussi des habitants.

« Si ça saute, c’est toute La Courneuve qui saute »

khadija

Khadija, devant une fissure sur la façade de sa maison de La Courneuve. (JL)

À La Courneuve, rue Rateau, Khadija se plaint du ronflement émis par l’imposant data center qu’Interxion a ouvert à 10 mètres de sa maison : « Il y a du bruit toute la nuit. Quand il fait chaud, je ne peux pas ouvrir la fenêtre. J’ai toujours ça dans mes oreilles. On a travaillé toute une vie pour acheter nos maisons. C’est même pas esthétique. »

Elle habite là depuis une vingtaine d’années, au sud de l’A86. Sa façade s’est fissurée lors des travaux de construction du centre, dit-elle. Celle de sa voisine Matilda aussi, qui montre les ouvertures qui lézardent les marches de son petit escalier. Mais en l’absence d’expertise préalable au chantier, impossible de le faire reconnaître comme dommage. Missionné sur place, un expert n’a pas confirmé les nuisances.

Pourtant la nuit une sirène se déclenche parfois inopinément. Ainsi, une nuit de juillet, vers 23 h 30 :


Sirène du data center d’Interxion à La Courneuve par Mediapart

Sur le plan du cabinet d’architectes qui a conçu l’entrepôt, il y a des arbres, des passants et une cycliste, mais pas d’habitations. Une autre voisine, Brigitte, appelle ce centre « la boîte de conserve » : « C’est une horreur, c’est moche. » Elle raconte que son faux plafond s’est en partie effondré lors des travaux, et qu’aujourd’hui, les nuisances sont causées par le ventilateur qui émet des « boum, boum, boum » lancinants.

Mais ce n’est pas le pire. Ce qu’elle redoute le plus, c’est le risque d’explosion : le data center stocke du fioul dans des cuves, afin de pouvoir alimenter des groupes électrogènes en cas de coupure de courant. Internet ne doit jamais s’arrêter. « Le 14-Juillet, quand j’ai entendu tous les pétards, j’ai cru qu’ils allaient faire sauter le truc, raconte Brigitte. Quand j’entends la foudre tomber, j’y pense aussi. Si ça saute, c’est toute La Courneuve qui saute. » Quelques secondes de silence. Matilda : « Ni le maire, ni les gens d’Interxion n’habitent en face. Nous, on est exposés. On n’a pas demandé cette exposition. On veut avoir la paix, la tranquillité, une vie saine, comme tout le monde. »

Matilda devant le data center de la rue Rateau, à La Courneuve, en face de chez elle. (JL)

Matilda devant le data center de la rue Rateau, à La Courneuve, en face de chez elle. (JL)

Dans son rapport, le commissaire enquêteur reconnaît que le site « présente des risques d’incendies », mais considère qu’ils ont été pris en compte (cuves enterrées, équipées de double enveloppe avec détection de fuite et alarme) et rend un avis favorable. Le data center est donc étiqueté installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE) et conformément à son nouveau permis de construire, il va pouvoir s’étendre et doubler ses réserves de fioul : 568 000 litres.

Interrogée par Mediapart, la mairie de La Courneuve répond que « le danger suscité par ces cuves n’est pas supérieur à celui d’une station-service qui stocke du carburant en plein Paris ». Mais pour Matilda, « en fait, c’est pire : il y a huit salles de batteries reliées entre elles. C’est plus dangereux. Tu dors tranquille ? S’il y a une étincelle ? On habite à dix mètres et en plus on ne nous a pas demandé notre avis ». Situées à l’arrière des bâtiments, ces réserves de fioul se trouvent en réalité à 200 mètres des habitations, ajoute la mairie, selon qui « ce quartier n’est pas un quartier “résidentiel” à proprement parler. Le data center est situé rue Rateau, rue historiquement industrielle qui accueille encore aujourd’hui un grand nombre d’entreprises ».

A gauche le data center, à droite les maisons, rue Rateau, à La Courneuve (JL).

A gauche le data center, à droite les maisons, rue Rateau, à La Courneuve (JL).

Mais pour le Conseil d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement de Seine-Saint-Denis (CAUE 93), un organisme qui conseille les collectivités locales, « le data center représente un danger pour le quartier, non pas par son activité propre mais par la quantité de fioul stockée sur le site et par la présence de batteries de sauvegarde implantées sur le site et à proximité des habitations ». Il insiste : « Cette activité n’est pas compatible par “sa nature” avec le caractère résidentiel du quartier et il est de nature à porter atteinte à la sécurité publique. »

Il a fait connaître son avis par courrier à la mairie de La Courneuve, qui n’a pas réagi. Interrogé par Mediapart, l’entourage du maire (communiste) de La Courneuve, Gilles Poux, a dit ignorer l’existence de cette missive. Saisie, l’autorité environnementale a rendu un avis favorable. Le commissaire enquêteur aussi, ainsi que tous les conseils municipaux consultés. Le préfet de la Seine-Saint-Denis a autorisé l’exploitation des installations en décembre 2013.

Data Center d'Interxion, à la Courneuve (JL).

Data Center d’Interxion, à la Courneuve (JL).

Curieusement, Interxion n’avait pas attendu la conclusion de l’enquête publique pour inaugurer son data center, le 29 novembre 2012. Plus d’un an auparavant, comme en témoigne cette vidéo autopromotionnelle : on y voit Fabrice Coquio, PDG d’Interxion France, vanter le plus gros investissement jamais réalisé par Interxion dans un bâtiment (132 millions d’euros) – il parle bien de l’entrepôt de La Courneuve, mais son nom officiel est « Paris 7 », c’est plus chic. On y voit aussi Claude Onesta, alors entraîneur de l’équipe de France de handball, championne du monde, et parrain de l’événement. Pour Stéphane Troussel, président (socialiste) du conseil général du 93, l’ouverture de ce data center fait de la Seine Saint-Denis « l’avant-garde de l’économie la plus compétitive, la plus moderne ».


Inauguration du data center d’Interxion à La… par Mediapart

Ouvrir un site avant la conclusion de l’enquête publique le concernant, c’est illégal. Être une multinationale du numérique exempte-t-il du respect de la loi ? A priori non. En réalité, Interxion a adopté une stratégie d’installation en deux temps : d’abord l’agrément pour une version réduite du site, moins contrôlée ; puis l’agrandissement du centre. D’où cette célébration préventive.

Ce n’est pas la seule fois que la société s’est arrangée avec le cadre juridique. Le plan de zonage du secteur prévoyait un espace vert, non pris en compte par le permis de construire. Le plan local d’urbanisme (PLU) n’a pas été entièrement respecté. Des bâtiments d’intérêt patrimonial n’ont pas été conservés. La ville n’a pas été assez exigeante, analyse un expert en urbanisme.

Sollicité par Mediapart, Interxion a d’abord proposé un rendez-vous avec son PDG pour la France, Fabrice Coquio, avant de l’annuler et de demander que l’échange ne se produise que par mail. Une fois les questions envoyées, la société a fait savoir qu’elle ne répondrait à aucune d’entre elles. La mairie de La Courneuve vient d’accorder un nouveau permis de construire de 45 000 m2 à Interxion, pour un « campus digital center », gigantesque ferme de serveurs, sur l’ancien site d’Eurocopter. Il se trouve aussi face à des habitations.

Site du futur méga-data center d'Interxion à La Courneuve, sur l'ancien site d'Eurocopter.

Site du futur méga-data center d’Interxion à La Courneuve, sur l’ancien site d’Eurocopter.

Pas de bonnet rouge contre “la 4G”

La consommation énergétique des infrastructures du Web (serveurs, data centers…) pourrait représenter, en 2030, l’équivalent de toute la consommation énergétique mondiale de 2008, estime l’Ademe, l’agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie. C’est colossal.

L’infrastructure des data centers est en elle-même incroyablement énergivore, principalement à cause de la climatisation nécessaire au refroidissement de la salle des machines (lire notre prochain article). Un centre de données de 10 000 m2 consomme autant d’énergie qu’une ville de 50 000 habitants, selon une comparaison récurrente.

Cuves à l'arrière d'un data center d'Aubervilliers. (JL)

Cuves à l’arrière d’un data center d’Aubervilliers. (JL)

Les fermes de serveurs prolifèrent au rythme de l’essor du « nuage », le cloud  computing, c’est-à-dire l’usage à distance de serveurs connectés, et de l’Internet mobile (téléphonie, courriels, applications comme le GPS ou la participation aux réseaux sociaux). Leur impact est accentué par un principe de base : ils réservent le double de l’électricité dont ils ont besoin, par précaution, en cas de rupture d’approvisionnement. D’où l’effroi des techniciens de la Seine-Saint-Denis face à une demande exponentielle qu’ils doivent servir. « On nous demande de faire des économies d’énergie. De baisser la température des radiateurs, de mettre un pull… Mais pour qui, pour eux ? Ils compensent ? Ils reversent quelque chose à la société ? On est dans une zone de précarité énergétique, ici ! » proteste Matilda, depuis son petit salon de La Courneuve.

Des élus commencent à s’en préoccuper et veulent conditionner l’acceptation des prochaines fermes de serveurs à de plus stricts critères urbanistiques et environnementaux. À Aubervilliers, la nouvelle municipalité (PC / Front de gauche) n’exclut pas de les interdire à terme. Mais beaucoup de coups sont déjà partis. Depuis la réforme de la taxe professionnelle, sous la présidence Sarkozy, les recettes fiscales des data centers se sont effondrées : elles ne rapportent plus qu’un dixième de leurs revenus d’avant, selon les services de Plaine Commune. Et les emplois créés sont rares : un temps plein par 10 000 m2 pour un data center de Saint-Denis, selon l’agglomération, qui insiste néanmoins sur les retombées (non chiffrées) en emplois indirects, notamment de maintenance et de gérance. Les nombreux studios audiovisuels de la Plaine et « l’industrie créative » que le territoire veut développer sont aussi très consommateurs de cloud et de bande passante.

Sollicité par Mediapart, Interoute, qui fait tourner un centre à Aubervilliers, dit avoir créé un seul emploi local. Telecitygroup nous répond qu’ils auraient « beaucoup à dire en termes de recrutement local et d’engagement environnemental. Néanmoins, nous nous trouvons actuellement en “close period” (c’est-à-dire peu de temps avant une publication financière officielle – ndlr), période pendant laquelle nous ne communiquons pas ».

Entrée d'un data center de Telecity Group, à Aubervilliers (JL).

Entrée d’un data center de Telecity Group, à Aubervilliers (JL).

En novembre 2013, l’Agence locale de l’énergie et du climat (Alec) a réuni les grands acteurs de la question pour leur présenter une analyse assez critique des impacts énergétiques des data centers. L’échange se déroulait au rez-de-chaussée d’Icade, promoteur du parc d’entreprises aux abords de la porte d’Aubervilliers et de son centre commercial en souffrance, le Millénaire. Pour Interxion, Fabrice Coquio y explique : « Quand je demande un câble supplémentaire de raccordement, c’est à cause de vous tous, de vos usages : les smartphones, la 4G… Ce n’est pas à cause des méchants data centers. Je ne pense pas que demain tout le monde va mettre un bonnet rouge pour dire : “Je ne veux pas la 4G”. »

Mais difficile d’avoir une conversation démocratique sur les data centers quand tout ce qui les concerne, ou presque, doit rester confidentiel : la liste des clients, la quantité exacte d’énergie dépensée, les conditions d’obtention des agréments publics… Bien enrobés derrière leurs rangées d’arbres et leurs designs postmodernes, les data centers sont les nouvelles boîtes à secrets de nos villes.

Les circonstances de la rédaction de cet article :

J’ai commencé à m’intéresser aux data centers l’année dernière, lorsque j’ai rencontré Khadija et Matilda, par l’intermédiaire d’une habitante d’Aubervilliers, où j’habite également. Depuis, de nouveaux projets de fermes de serveurs ont déjà éclos sur place. Pendant toute cette enquête, je me suis confrontée au silence buté des sociétés de data centers, en particulier d’Interxion, qui m’a d’abord proposé un rendez-vous avec son PDG pour la France, Fabrice Coquio, avant d’annuler ce rendez-vous et de demander que l’échange ne se produise que par mail. Une fois les questions envoyées, la société a fait savoir qu’elle ne répondrait à aucune d’entre elles.

Même échec auprès du maire de La Courneuve, Gilles Poux, du maire d’Aubervilliers, Pascal Beaudet et de celui de Saint-Denis, également en charge du développement économique de l’agglomération, Didier Paillard. En revanche, je me suis beaucoup servie de la remarquable note de l’Agence locale de l’énergie et du climat sur les data centers à Plaine Commune, ainsi que du livre publié par les chercheurs du groupe EcoInfo : Impacts écologiques des technologies de l’information et de la communication (Éco Sciences, 2012).

Une réflexion au sujet de « Ordiland en Seine-Saint-Denis »

  1. Aujourd’hui le 24/11/2014 ,l’avenue Jean Jaurès et d’autres rues sont tombée dans une sombre obscurité parce que les lampadaires ne fonctionnent pas à cause d’une panne inconnu .et nos enfants sont rentrés chez eux de l’école au cours de cette drame situation , où sont les responsables ??ou c’est le data centre qui a usé une grand quantité d’énergie pour laisser ses riverains dans une telle obscurité .

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